LE SIÈGE DE CONSTANTINOPLE

... l'horrible caverne,
pleine d'obscurité
de brûlures aux yeux,
de notre incertitude
quant aux buts.

Un vaste horizon
que tu n'attendis pas,
dont t'échappent
le tour et la distance.

"Au-delà des terres connues
se trouvait, pensaient-ils,
le pays du peuple
béni..."

Ils ont essayé déjà,
par le vin les rixes
et l'amour.
Mais ils se rongent d'ennui:
ils ne quittent pas
l'enceinte de la chambre
ne franchissent pas les portes,
paresse crainte
ou nonchalance.

(... qu'il parvienne
à rendre par des mots
cet état de manque
et l'attente,
que jusqu'en son absence
prenne du relief
ce dont on redoute, à tout
moment, l'inconsistance.)

Faire mouvement si nombreux
mais chacun pour son propre compte
jusqu'à la nuit
penchés sur les cartes sur les routes...
presser le pas
vers les hauteurs
vers l'arrivée, à qui le premier
atteindra le sommet.
Mais de la cime
jusqu'en bas
un fin brouillard
trouble la vue.

En noir élimé,
ses mains un peu lunaires
cramponnées à sa canne,
le vieillard le saint
le maître à penser
entouré de sa cour
de muets majordomes
de prélats et
de leur contre-chant.

(Ce n'est pas tant
l'université, il s'en rend
compte, qu'il est venu chercher là.
Une tout autre idée, au fond,
de l'espace et du temps,
un renversement
du passé.
La curiosité. Quelque chose
qui peut-être, sous peu,
même s'il en reste
pour l'heure ébahi,
se perdra.)

L'entrée est un long
carton.
La peu de lumière
provient de la cour.
Tapissé, le mur,
de dessins: têtes
du Chè, étoiles
à cinq branches
et, plusieurs fois, peint
en rouge et noir:
AU CŒUR DU POUVOIR

"... de tous nous connaissons
le cours.
Seul reste incertain
celui de Nausicaa.
D'elle, nous savons juste
qu'elle était vierge.
Mais cela durera-t-il? L'amour,
le hasard ou la raison d'état..."

Et il prononce
à pleine voix
sa leçon,
les formules bien apprises,
et lève l'index
dans un rire modulé,
sûr, quant à lui,
d'avoir raison.

(Peur de ce qui les attend,
pas seulement lui mais
elle... et que
l'épreuve du réel
ne change et n'altère
leur union ou que, peut-être,
elle n'en reçoive de lui
une image amoindrie.
Et aussi le soin jaloux
qu'elle ne s'expose.
Il dissimule, ambigu,
son intention
de choisir pour elle.)

Un escalier large et sombre.
Jaune, ocre intense
avec des taches humides,
et diversement historié:
L'ASCENSION DU PEUPLE,
ASSEZ DE BIBLIOGRAPHIES,
ÉTUDIANTS ET OUVRIERS,
MORT AUX MANDARINS
AVARES DE LA BOURGEOISIE.

L'idée, reprise,
d’ordonner le monde
et d'insister, en
quête du secret.
Une simple
affaire de patience.
Mais qu'elle nous épargne
tout effort...

La prétention
de réclamer des comptes
aux livres, aux écrites.

Des murs épais de volumes
et de poussière, avec
du bois
tout autour.
Des pas et des voix, plus bas,
suspendus
à la table,
un bruissement de pages,
des coudes, des boutons.
Bruit lointain
contenu
que refoulent
des digues de papier.
Des flux, des courants d'énergie
d'un pôle à l'autre
et qui rebondissent des pages
aux corps penchés sur les rayons.
À pic,
en équilibre,
à la pêche, sur des plis
des listes des comptes rendus
d'un monde concentré,
mis en boîte,
pressé, distillé.
Le tout bloqué
ou en léger mouvement
comme des algues et poissons
d'aquarium,
jusqu'au plongeon du livre
à l'écroulement de la chaise
à l'éternuement.

... malgré l'effort
qu'on fit, à
chaque pas, au mépris
des raisons, écartant
les prises les plus sûres,
qu'il ne reste rien?
Tout est effacé.

Amour qui à l'aimé
ne fait grâce d'aimer...
Mais le compte n'y est pas,
sa ne tient pas, ça ne
fonctionne pas, sinon
comme un bruit
un simple son
qui ne révèle rien d'autre
et donne du plaisir
quand on le profère pour soi-même,
qu'on le triture
entre ses lèvres.
Et... la mémoire
flanche, s'affaiblit.

(Il lui arrive, lui est
arrivé déjà, de se croire
ou de s'espérer seulement
écrivain.
Dans cette exploration
il est prudent, raidi,
s'ausculte et, dans
l'attente, tremble. Certes
il a peur du verdict.)

« …une erreur,
et il se tromperait
d'y voir l'unique expression."

C'est se placer
ici, comme ailleurs
du reste, au-dessus
des détails.

La salle est étroite
et sursaute au moindre déclic
de la porte.
C'est un couloir
divisé en pièces,
avec les fenêtres
au plancher.

"... ces
ras d'infimes royaumes
avec leurs harems
leurs scribes et prétoriens."

... encerclée désormais
de tous côtés,
réduite à quelques milliers.
L'assaillent
par terre et par mer
d'innombrables hordes,
une flottille...

Ce n'était pas, le couloir,
cet étroit goulot
des Thermopyles.

Des mains serrant
un cou livide,
qui palpite en vain.
Au-dessus des yeux, d'un côté,
des tours et des coupoles dorées
par-delà les murs.
De l'autre...

Aucun souvenir,
non, sans mots
face à la peur.

La chute. Le siège
de Constantinople.

L'idée, par instants,
que seul compterait ce qui
fur déjà, menue monnaie
des temps, l'ordre
plus manifeste que...
le résultant:
se résigner aux choses
telles qu'elle sont, à
leur cours inerte, pour
du moins en supporter,
en recouvrir le vide.

"Plus haut que la lune
est le règne du divin
et, plus bas, celui
des hommes et des diables.
De l'éther à la terre
le corps se fait
toujours plus lourd."

(Trancher, au fond,
ne lui ressemble pas.
La négation lui convient
tant qu'il est capable de choisir.
Mais les frontières imposées,
le bandeau sur les yeux
et la mémoire...
Une action ne peut
l'entraîner qui prétende
illuminer le monde
et feigne et se taise à cause d'une
vérité présumée,
la foi.)

Le grand couloir est sans lumière.
Des néons et des bancs
le long des murs,
en bas les radiateurs.
Des inscriptions à la peinture,
tout autour,
se détache:
PAR GRÉGAIRES MAIS
SUJETS DE L'HISTOIRE.

"L'occupation principale,
peut-être n'y avez-vous jamais
songé, de tous
les ordres sacerdotaux,
était, mais oui, de préparer
chaque les dieux
et puis de le manger."

Réduire, amincir,
affiner peu à peu,
puis laisser couler
au fond, banqueroute,
ainsi soit-il. Mais...
le chemin n'est pas non
plus celui-là.

(Il craint que, demeurant
sur la défensive
devant tant de choses,
on ne parvienne à les dire
telles qu'elle sont,
et qu'on ne puisse le faire
qu'en laissant, entre elles
et soi, la campagne rase.)

(Petit déjeuner)

Traduction de Bernard Simeone


  Paolo Ruffilli Mail: ruffillipoetry@gmail.com