Paolo Ruffilli, né en 1949, a publié les recueils suivants: Le chêne aux pies (1972), Quatre quartiers de lune (1974), Nouvelles des Hespérides (1976), Produits remarquables (Mondadori, 1980), Petit déjeuner (Garzanti, 1987, American Poetry Prize), Journal de Normandie (Amadeus, 1990, Poèmes traduits par Patrice Dyerval Angelini), Chambre noire (Garzanti, 1992, L'Amourier éditions 2004), La joie et le deuil (Marsilio, 2001, Prix Européené, Écrits des Forges, 2006), Le stanze del cielo (2008), Affari di cuore (2011), Natura morta (2012), Variazioni sul tema (2014; Viareggio Award); et les romans Vita amori e meraviglie del signor Carlo Goldoni (Camunia, 1993), Preparativi per la partenza (Marsilio, 2003), Un’altra vita (Fazi, 2010), L’isola e il sogno (Fazi, 2011). Ont été édités par ses soins les Oeuvres morales de Leopardi, la traduction par Foscolo du Voyage sentimental de Sterne, Les confessions d'un Italien de Nievo et un choix d'ècrivains garibaldiens.Il est critique littéraire au quotidien bolonais "Il Resto del Carlino" et collaborateur au quotidiens "la Repubblica", "La Stampa", "il Giornale".
Ont écrit sur la poésie de Ruffilli : Alberto Asor Rosa,
Luigi Baldacci,
Roland Barthes,
Yves Bonnefoy,
Robert Creeley,
John Deane,
Dario Fo,
Giovanni Giudici,
Alfredo Giuliani,
James Laughlin,
Pier Vincenzo Mengaldo,
Czeslaw Milosz,
Eugenio Montale,
Alvaro Mutis,
Cees Nooteboom,
Giovanni Raboni,
Vittorio Sereni,
Andrea Zanzotto.
Blanchot nuos a appris que l'espace de l'écriture est
un espace de mort. Et Ruffilli peut être considéré
comme le cas unique et singulier de la façon qu'a lettre
poétique d'être toujours la lettre qui transperce,
après avoir, été, le temps d'un instant
plus ou moins prolongé, la lettre qui éclaire.
Dans le rapport que sa poésie crée avec les
photos, qui en sont le point de départ, mais aussi,
de quelque manière, le point d'arrivée. Dans
une intemporalité perplexe et hallucinée qui
est celle de la Photographie, dont l'évidence n'est
pas là pour perpétuer la nostalgie-plaisir,
mais pour sceller l'amour-most qui s'y est imprimé.
De la série d'épigraphes de cet "album
de famille" s'égrène un propos qui, sans
être évasif, veut raconter une historie en en
récupérant les fragments réduits en cendres,
pour les fixer d'un regard lucide et d'une mémorie
d'autant plus sereine que possible. Ayant recours à
un "alphabet morse" de quantités minimes
origianl aussi qu'incomparable, d'où jaillit une musique
contractée, rude, verticalement aiguë jusqu'à
la limite même de l'audibilité. Opération
critique, non pas rite d'exorciste. Ruffilli la réalise
grâce à sa générosité certaine
et à l'admirable souplesse de son style, à la
fois "chroniqueur" posthume et témoin involontaire,
affectueux et amer, qui se sert de la littérature,
de la poésie, pour ne dire que le nécessaire.
Il est rare de remarquer des effets si inquiétants
dans un contexte apparemment décontracté à
l'air aussi léger. Cette poésie a la force de
ce qui sait angoisser le lecteur, tout en le charmant. Et
le poète montre bien, indirectement, par de petites
écailles jaunies, l'"intérieur" bourgeois:
les manies, les vides, les cruautés, une certaine folie
flottant par-delà toute dignité et toute discrétion.
Cela en vertu de la loi de l'antiphrase, qui rend le style
d'autant plus affable qu'il est le plus impitoyable. Et on
ne saurait pas du tout contredire l'auteur sur la nature tragique
(pourtant indicible et prononçable rien que de brèvres
formules volatiles) de l'existence.
Roland Barthes
"La zone du concret, de ce qui est aussitôt identifiable"
constitue, selon Giovanni Giudici, le territorie où
Paolo Ruffilli procède à ses notations sceptiques,
entre le pragmatisme d'une parole souvent infléchie
ou voilée, et le désir têtu d'un récit
dans le poème, d'une durée conquise à
travers la juxtaposition apparemment chaotique d'instants
paradoxaux, d'occasions manquées, de non-sens. Une
forme, celle de la canzonetta médiévale,
transparaît sous les longs poèmes de Ruffilli
comme, chez Caproni, dans la Semence
des larmes: "pauvreté raffinée"
et "musique qui se rétracte" sont, d'après
Giovanni Raboni, des vertus communes aux deux poètes.
L'intervention fragmentée de diverses voix, le rythme
impératif des vers brefs, le collage de brides devenues
lieux communs, sentences creuses, incitations vagues, proviennent
d'une réalité prosaïque et tendent vers
un terme sans qualités: forme boiteuse ou totale déperdition.
Mais par-dessus tout compte l'espace du dehors, qui met la
langue au défi de le nommer ou de le dissoudre, par
la désignation des choses qui en réalité
les effece: devinant qu'affronter l'essentiel serait risquer
le mutisme, Ruffilli met bout à bout des simulacres
de la mémoire, des fragments recomposés qui,
soustraits au réel où ils furent dits (rencontres,
dialogues...), tressent le fil ininterrompu d'autres histories,
d'autres enchaînements d'images et de gestes, d'une
autre forêt des noms.
Dans Camera oscura (Chambre
obscure), publié en 1992, Ruffilli parcourt un album
de famille, l'acuité même de son regard le préservant
de la nostalgie. Quels faits, dans sa plus proche généalogie,
que celle de la mémoire, appellerait une image fixe,
définitive, non le miroitement du souvenir. Mais cette
image demeure interdite et ce sont des mots qui se présentent,
où l'on se perd. Où les faits se fossilisent,
inatteignables mais exempts de douleur.
Yves Bonnefoy
Exhumer la douleur
La belle citation de Roland Barthes que Ruffilli a mise en exergue peut conduire à une curieuse erreur d’optique – j’y ai, pour ma part, brièvement cédé. J’ai cru un instant que le titre du recueil dérivait par inversion de celui du livre de Barthes dont la citation est tirée : “ Chambre noire ” au lieu de La chambre claire. Naturellement, la raison a vite corrigé mon erreur : ce n’était pas le cas, c’était même en un sens, le contraire. Le titre de Barthes retourne une expression courante, alors que celui de Ruffilli la rétablit et la replace dans la norme sémantique : même si, bien entendu, elle conserve un halo d’ambiguïté fait de nombreux sens possibles.
Reste donc la citation telle quelle, la portée réelle de la phrase de Barthes que Ruffilli a découpée et encadrée comme une sorte d’avertissement idéal pour lui et les lecteurs. Aussitôt sautent aux yeux la gravité et le poids de cet avertissement :“Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente […] mais en elle, pour vous, aucune blessure ”. La référence est aussi explicite qu’éclairante, subtilement éclairante. La chambre noire offre, en effet, la reconstitution minutieuse et patiente du roman d’une famille, faite à partir de “ signes ”, de “données”(mots présents dans le recueil) provenant d’un ensemble – un ou plusieurs albums – de vieilles photographies.
Peu importe, ici, ce qu’est ce roman; déjà l’expression “ roman d’une famille ” suggère, qu’on le veuille ou non, un mélange de pietas et de cruauté, d’immersion et de détachement, qui est en soi une intrigue, une trame, indépendamment des aspects et des épisodes de l’histoire. Ce qui importe ,je crois, est de mettre l’accent sur l’étendue du spectre, du champ d’expression dans lequel et grâce auquel l’enquête se fait partition, la reconstitution poème. Une enquête dont l’ampleur se mesure, selon moi, à l’écart entre “ la blessure ”qu’évoque Barthes (et à travers lui Ruffilli) en niant qu’elle puisse s’étendre à d’autres qu’au sujet énonçant à la première personne, et le choix d’une neutralité, d’une objectivité, d’une sécheresse, qui apparaît dès l’abord comme le ton dominant du texte. Je m’explique:ces pages enferment un mode d’expression qui, par symétrie, va se dilater, devenir corps-corpus. Or ce mode dessine une trajectoire qui part de l’aveu, du constat d’une blessure, quelle qu’elle soit, (et, en amont, de sa recherche, bien plus, de la recherche du coup qui l’a infligée), pour aboutir à sa cicatrisation symbolique, à son assèchement rituel par l’exercice du langage. Mais on sait qu’en poésie le temps n’existe pas, ou mieux qu’il n’y a pas de “ flèche”, d’irréversibilité du temps, tout comme dans les rêves. C’est alors que la trajectoire décrite plus haut peut être envisagée (bien plus, elle l’est, dans la réalité de la lecture) aussi en sens inverse : de la cicatrisation à la découverte de la blessure, de l’effacement de la douleur à son apparition. (Dans tout texte poétique, d’ailleurs, l’Invention de la Croix est en même temps point d’arrivée et point de départ de toute métaphore possible de la Passion.)
Un bon connaisseur de la poésie italienne du vingtième siècle ne tardera pas à déceler dans les vers de Ruffilli la continuité d’une tradition noble. De celle-ci, faite de pauvreté raffinée, d’“une musique contractée ”, “ jusqu’à la limite même de l’audibilité ” (Barthes), l’exemple le plus haut est la poésie de Giorgio Caproni (1912-1990).On pourrait alors esquisser un parallèle entre le roman familial présent dans Chambre noire et l’inoubliable histoire d’Annina, mère de Caproni, dans le recueil La semence du pleur (1958). Mais il est également facile, voire nécessaire, de remarquer que Ruffilli traite sa matière verbale et sentimentale avec une sorte de ténacité et d’impassibilité scientifique étrangères à Caproni. Celles-ci ont pour motif d’inspiration et pour corrélat formel la fixité propre à l’image photographique. Trêve de divagations héraldiques. Ce qui compte, avant tout, ce sont la cohésion et la cohérence interne, obsessionnelle, du travail de Ruffilli. Je pense que Ruffilli a de nombreuses raisons, et certes tous les droits, de revendiquer comme centre de sa recherche – je le cite – “ la donnée, mais sans /mémoire ou nostalgie ”. La donnée, le signe, assurément – que l’énoncé poétique a comme rendus minéraux, tels des fossiles exhumés témoignant d’une autre ère, l’ère archaïque ou future de la douleur.
Giovanni Raboni
Chambre noir
« Blanchot nous a appris que l’espace de l’écriture est un espace de mort. Et Ruffilli peut être considéré comme le cas unique et singulier qu’a la lettre poétique d’être toujours la lettre qui transperce, après avoir été, le temps d’un instant plus ou moins prolongé, la lettre qui éclaire. Dans le rapport que sa poésie crée avec les photos, qui en sont le point de départ, mais aussi, de quelque manière, le point d’arrivée. Dans une intemporalité perplexe et hallucinée qui est celle de la Photographie, dont l’évidence n’est pas là pour perpétuer la nostalgie-plaisir, mais pour sceller l’amour-mort qui s’y est imprimé.
Da la série d’épigraphes de cet ‘album de famille’ s’égrène un propos qui, sans être évasif, veut raconter une histoire en en récupérant les fragments réduits en cendres, pour les fixer d’un regard lucide et d’une mémoire d’autant plus sereine que possible. Ayant recours à un “alphabet morse” de quantités minimes aussi original qu’incomparable, d’où jaillit une musique contractée, rude, verticalement aiguë jusqu’à la limite même de l’audibilité. Opération critique, non pas rite d’exorciste. Ruffilli la réalise grâce à sa générosité certaine et à l’admirable souplesse de son style, à la fois “ chroniqueur ” posthume et témoin involontaire, affectueux et amer, qui se sert de la littérature, de la poésie, pour ne dire que le nécessaire.
Il est rare de remarquer des effets si inquiétants dans un contexte apparemment décontracté à l’air aussi léger. Cette poésie a la force de ce qui sait angoisser le lecteur, tout en le charmant. Et le poète montre bien, indirectement, par de petites écailles jaunies, “ l’intérieur ” bourgeois : les manies, les vides, les cruautés, une certaine folie flottant par-delà toute dignité et toute discrétion.
Cela en vertu de la loi de l’antiphrase, qui rend le style d’autant plus affable qu’il est plus impitoyable. Et on ne saurait pas du tout contredire l’auteur sur la nature tragique (pourtant indicible et prononçable rien que par de brèves formules volatiles) de l’existence.»
Telles sont les lignes, attentives et élogieuses, que Barthes consacrait aux textes qui allaient devenir Càmera oscura, septième recueil de Ruffilli (Milan, Garzanti, 1992), lorsque son auteur s’en ouvrait au maître dont il suivait les cours. On ne saurait être lecteur plus pénétrant d’une oeuvre dont la poétique, minimaliste et poignante, n’a cessé de s’affirmer à travers neuf recueils, souvent réédités – dans son pays Ruffilli, né en 1949,publie à des milliers d’exemplaires. Rien d’étonnant. Un ton inimitable, une voix insinuante, discernable entre toutes, distinguent chacun d’entre eux. Une rare économie de mots souligne, sur des rythmes toujours brefs, cette constance. L’ellipse règne dans le dit; le non-dit, deviné, nous étreint. Si “ le style, c’est l’homme même ”, grâce à lui Ruffilli s’impose depuis longtemps, à telle enseigne que nombre de pays étrangers ont traduit et récompensé le poète :en France, ce recueil marque son retour 1 depuis le jugement flatteur de Barthes. “Opération critique ”, écrivait Barthes; certes, mais sur du concret: “ le mince hier des photographies ” (Borges). Ruffilli, poète penseur mais jamais ratiocinant, se montre ici disciple de celui qui rédigea La Chambre claire. Fasciné par la photographie autant que par la philosophie. Commentant, interprétant l’image par des remarques comme jaillies de celle-là même, sans jamais peser. Penser sans peser : nulle réflexion absconse. Nul épanchement vain. Nul exposé oiseux. Rien de lourd, d’inutile, d’importun. Un style ailé, porteur d’un énoncé elliptique et modeste. L’art de la litote. Ruffilli montre et démontre, mais à sa façon: en donnant à voir ce que se voulaient les êtres, et ce qu’en ont fait “ les choses de la vie ”. Ce qu’est le destin. Plane sur tout cela l’idée de décadence chère à Dante, inexorable sentiment de déclin.“ Un vieillard veut comprendre / l’action du temps. / Pas d’autres témoins / que les photos ” dit un haïku d’Oliver Friggieri. Ruffilli, c’est une voix neutre, voix de constat, voix du temps et du destin. D’eux, qui font de la photo une sorte d’instantané-pour-la-mort, destiné à pâlir, à jaunir, à mentir (ou sont-ce les vivants qui mentaient ?), vie devenue mort, trace du “temps foudroyé”, feuillet qui se peuple de “morts-vivants ”. Telle est l’Histoire, et, en elle, notre histoire, celle de nos humbles destins qui défilent, image après image, dans les huit sections du recueil. Tout cela, devenu intemporel, ne revit que par l’énoncé et sous notre lecture. Celle-ci, à bien s’en imprégner, nous inspire recueillement et humilité: très exactement ce que, passé stupeur et désarroi face au destin, Ruffilli – traducteur de sagesses orientales – a pu ressentir et su communiquer. Accueillons donc à notre tour cet énoncé, qui évoque et suggère. Un ton suspendu entre susurrement familier et parole onirique nous pénètre. Il nous prend par la main et, subtilement, nous mène aux “ rives incertaines ” où jaillit l’éclair de magnésium du souvenir. La révélation, tragique, nous traverse: celle d’une blessure secrète – la blessure originelle et existentielle, en tout cas, de la vie. Un enchantement se noue, tandis que se noue la gorge. Tout reste à la fois concret et rêvé. On est envoûté par ces mots sobres mais denses. Une pietas nous envahit :envers les figures évoquées – et l’enfance de l’auteur, indéchiffrable, inoubliable; envers le poète interrogeant et s’interrogeant, scrutant et se scrutant;envers nous-mêmes. Envers la vie. On se rappelle, ému, les vers de Bonnefoy dans Le désordre : “ Nous sommes une photographie que l’on déchire, / L’instant que nous avons aimé sur cette terre
/ Mais qu’enflamme la foudre du déchirer. ”
Ruffilli ne dit pas autre chose. Et ne fait que le redire, plus amplement: déjà la section Il lapicida infedele (Le lapicide infidèle) de son troisième recueil Notizie dalle Esperidi (Nouvelles des Hespérides, 1976) – salué à la RAI en janvier 1977 par Montale qui concluait : “Paolo Ruffilli nous réserve d’agréable surprises pour l’avenir ” – refaisait Spoon River à sa manière, en commentant les inscriptions rencontrées au hasard de tombes. Cela se passait à Monterosso, sur la côte est de Ligurie: lieu magique où, d’été en été, le jeune Montale avait conçu les Os de seiche (1925), ses Illuminations. En leur genre celles de Ruffilli – enluminures et fulgurations, à l’instar de Rimbaud – ne sont pas moindres. À les lire, on ne sera pas prêt de les oublier.
Remarquons, pour finir, qu’encouragé dès ses débuts (années soixante-dix) par Montale, Ruffilli a publié Camera oscura postfacé par Giovanni Raboni, poète que confirme en France une traduction
de Bernard Simeone récemment parue chez Gallimard. On ne saurait produire meilleurs garants.
Patrice Dyerval Angelini
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